Podcast – Codes, normes et croyances – Ce que l’ évolution de nos modeles alimentaires disent de nos sociétés

ARENI rencontre Véronique Pardo, anthropologiste alimentaire et directrice de l’Observatoire CNIEL des Habitudes Alimentaires. Avec elle, nous abordons les questions des valeurs sous-jacentes qui nourrissent nos modeles alimentaires et ce que les récentes tendances nous permettent de deviner sur le futur de nos sociétés, et sur la place des Grands Vins au sein de tout cela.

The below recordings and analysis are in French. An English version of this conversation is accessible HERE

Cette conversation -passionante- est retranscrite ci-dessous, condensée et légérement éditée pour plus de clareté.

C’est quoi l’anthropologie ?

L’anthropologie est une science humaine qui englobe « le tout », une approche globale de l’être humain et de la société. On regarde l’homme pour ce qu’il est, c’est á dire un être humain extrêmement complexe. C’est aussi une façon de regarder le monde et d’approcher le monde. On essaie de regarder toute société avec un regard anthropologique, même si cette société nous fait peur. L’anthropologie nous donne la distance nécessaire pour pouvoir analyser de façon fine ce qui se passe, et de comprendre le pourquoi derrière les choses : pourquoi telles valeurs, tels systèmes sont en place dans une société et pas dans une autre.

En quoi nos habitudes et comportements alimentaires relèvent-ils du champ de l’anthropologie ? En quoi c’est intéressant d’étudier ce qu’on mange et comment on mange ?

Pendant longtemps, aborder l’alimentation et la cuisine c’était un peu des questions « de bonnes femmes ». Mais l’anthropologie de l’alimentation, c’est avant tout une clé pour rentrer dans la totalité, pour comprendre une société. Quand on étudie l’alimentation, on touche á l’intime du foyer, á la cuisine comme lieu intime mais on touche aussi á ce que les individus veulent transmettre avec leur cuisine : un peu d’eux, un peu de leur culture, un peu de religion aussi, les valeurs qu’ils veulent transmettre au quotidien.

« Dans l’espace retiré de la vie domestique, loin du bruit du siècle, on fait ainsi parce qu’on a toujours fait ainsi. Pourtant il suffit de voyager pour constater que là-bas on fait autrement, sans d’avantage chercher á s’en expliquer, sans s’aviser des significations profondes des différences ou des préférences, sans mettre en question la cohérence d’une échelle de compatibilité (sucré-salé ; aigre-doux) et la validité d’une classification des éléments en non comestible, dégoutant, mangeable, délectable, délicieux. »

Michel de Certeau, L’Invention du quotidien.

Une société peut se comprendre á travers de ces catégories du mangeable, de ce qu’elle met dans son régime alimentaire, dans ce qu’elle incorpore, ce qu’elle veut faire sien et de ce qu’elle rejette. On ne s’intéresse pas au plus clinquant, on est dans la cuisine, dans un lieu intime, loin des grandes histoires. On va regarder la totalité par des petits bouts qui parfois donnent plus d’information que les grandes histoires.

La France est-elle aussi unique en terme d’alimentation que ce que l’on laisse parfois penser ?

La société française n’est pas la seule á porter beaucoup d’importance á son alimentation, heureusement d’ailleurs ! Mais il y a en France quelque chose de particulier qu’on a appelé modèle alimentaire français, c’est d’abord un rythme. Le modèle alimentaire français, c’est d’abord trois repas par jours, á des horaires très réguliers, et avec une organisation particulière á l’intérieur même de ces repas. A trois moments très particuliers de la journée, á 13h par exemple, plus de 60% des Français sont á table. En comparaison, au Royaume-Uni, les Britanniques ne sont jamais plus de 17.5% á prendre un repas au même moment.

A l’intérieur de ces repas et notamment au moment du déjeuner, le modèle français est de trois envois différents : entrée-plat-dessert, même si l’entrée saute parfois au quotidien.

L’exemple des food trucks français est assez saisissant pour comprendre l’importance de cette syntaxe alimentaire. Contrairement á leurs homologues européens, les food trucks français s’installent et opèrent aux heures des repas uniquement, pas toute la journée comme cela peut être le cas au Royaume-Uni. Et ces food-trucks proposent une formule entrée-plat-dessert, répliquant ainsi la chronologie type d’un repas français mais lors d’un repas á emporter.

Bien entendu, cette syntaxe alimentaire change, elle n’est pas sclérosée, mais les rythmes alimentaires sont stables. La France est un des seuls pays qui s’arrête –collectivement- pour manger á trois moments clé de la journée.

Véronique Pardo, anthropologiste alimentaire et directrice de l’OCHA

En quoi la syntaxe alimentaire peut être différente ailleurs ?

Nous étudions beaucoup l’Asie en ce moment. En Asie, la syntaxe alimentaire va s’organiser entre le manger á l’intérieur et le manger dans la rue. On ne va pas manger aux mêmes heures, les mêmes choses ou de la même façon selon que l’on soit á l’intérieur ou dans la rue. C’est fascinant de regarder comment tout cela s’articule.

Cette notion de syntaxe et de langage alimentaire est très intéressante, notamment pour le vin, produit culturel fort qui s’identifie avant tout dans son terroir mais qui s’exporte á l’international. Comment peut-on conjuguer ces deux niveaux de langages, son identité nationale et son besoin de s’adapter á une culture alimentaire locale ?

Je vais vous donner un exemple á l’opposé du monde des grands vins. Mac Donald, au fur et á mesure des années, pays par pays, a dû s’adapté aux syntaxes locales, bien que leur stratégie de base était de vendre la même chose partout. Dans la majorité des pays, cela n’a pas pu marcher comme cela. Ils ont dû s’adapter à quelque chose qui primait sur tout : la syntaxe alimentaire locale. Pour moi, cela montre qu’il y a une vraie diversité alimentaire, qui perdure malgré la mondialisation.

Pour revenir dans l’univers des « grands produits », on ne mange pas un morceau de grand fromage en France et au Japon de la même façon, au même moment. Ce qui est compliqué quand on porte un grand produit, c’est de faire fi de ses propres codes culturels et de passer outre le « ce n’est pas comme ça ! ». Il est important de se rendre compte que ces propres codes alimentaires prévalent dans toutes les sociétés.

Sur quoi se reposent les habitudes alimentaires ? Quels sont les facteurs qui influencent nos modes de consommation ?

C’est une question très complexe et nous n’avons pas parfois accés á tous les facteurs explicatifs mais les principaux sont les suivants :

Premièrement, les facteurs environnementaux : là où l’on habite, par le filtre de ce que l’on peut y cultiver ou non, va ancrer des habitudes alimentaires profondes, visible encore aujourd’hui á l’heure de la mondialisation.

Ensuite, il est important d’étudier les habitudes alimentaires sous l’angle des générations. En France par exemple, il ya eu tant de changements en 40 ans que les facteurs explicatifs d’il y a 40 ans ne sont plus ceux d’aujourd’hui. On peut parler de globalisation, mais on peut aussi choisir de s’y référer par une ouverture á l’alimentation des autres. Il est entré au plus profond de nos habitudes alimentaires des produits Entrées de produits – comme les fruits exotiques – qu’on ne connaissait pas avant.

La question du prix et du cout est important.  Toutes les classes socio-professionnelles ne mangent pas la même chose et cela reste encore vrai maintenant dans tous les pays.

L’arrivée de migrants va également enrichir le répertoire alimentaire, même si ce répertoire est le plus souvent réadapté, réinterprété sur le territoire d’accueil.

Les facteurs religieux vont etre plus ou moins importants selon les pays en fonction des interdits religieux. En France, on a de vraies différence entre le rapport au plaisir alimentaire dans des sociétés d’héritage protestant et d’autres d’héritages latin-catholique. Le rapport á la gourmandise est différent par exemple, les sociétés d’héritage catholique acceptant la gourmandise et le sucré dans le cadre strict du dessert, ce qui explique aussi l’importance de la pâtisserie en France. Ces héritages influencent notre façon de manger sur le tres long terme, de façon très inconsciente la plupart du temps.

La stratégie nutritionelle d’une société évolue aussi en fonction des époques, des grands courants moralistes et des progrés de la recherche.

10 ans séparent á chaque fois ces unes de Time Magazine. L’ évolution des stratégies nutritionelles peut parfois se revéler contradictoire.
De gauche á droite: Time 1984, Time 1999 et Time 2014

Alors finalement, c’est quoi manger bien ?

Le manger bien c’est une notion qui n’existe pas dans l’absolu, qui dépend de l’époque et de la culture de référence. Manger bien dans les années 50 c’était manger une grande quantité de viande, et avoir un fort apport calorique notamment via les protéines animales.

Aujourd’hui manger bien c’est mangé équilibré, varier ses aliments et ses sources de protéines.

Le Manger bien demain sera peut-être d’exclure certains aliments au profit d’autres, ou au contraire redécouvrir des aliments qu’on ne consomme plus aujourd’hui.

Une culture alimentaire est forcément dynamique.

« On est ce que l’on mange ». Si nous sommes ce que nous mangeons, que dit nos modes d’alimentation actuels sur ce que nous sommes en tant que société ? Que doit-on conclure d’un monde où le signe “suitable for vegan” apparait sur le packaging d’une carotte?

Plusieurs choses. Premièrement, que notre société traverse une période d’identification forte, résultant á la multiplication de signes et de labels. On fait porter aux emballages de notre alimentations nos peurs et nos questions.
Cela signifie aussi qu’une partie des consommateurs ne situe pas très bien la carotte. Une partie croissante de la population est coupée complètement de l’amont, de la production de notre alimentation et a besoin qu’on lui situe via l’emballage.

Sans jugement de ma part, cela signifie aussi qu’il y a une confusion croissante dans l’esprit du consommateur sur la transformation et l’ultra transformation. On ne sait plus tres bien ce qui est transformé et comment, ce qui ne l’est pas, on ne comprend plus l’ensemble des procédés.  Ainsi, lors des cinq dernières années, on a vu une explosion des packagings explicatifs parfois même jusque l’absurde.

Enfin, cela participe aussi á un grand questionnement de société qui émerge autour de la notion de naturel. On confond par exemple vegan et naturel, ce qui n’est pas tout á fait la même chose, les steaks végétaux en sont l’illustration même.

Un des grands changements qu’il me semble aussi observé, c’est que l’alimentation n’est plus aujourd’hui le fait de l’individu. Le manger bien n’est plus le fait de la société, de l’école qui allait vous donner le verre de lait et le morceau de chocolat á 10h et á 16h et vous déresponsabilisait en quelque sorte du comptage de calorie, ce qui fait porter á l’individu un grand nombre de nouvelles responsabilités qui peut entrainer peur, craintes et confusions.

Tout á fait. On est arrivé á un moment ou alimentairement comme moralement, beaucoup de consommateurs se cherchent, et sont en train de redéfinir la notion du « bien » et du « mal-mangé ».

Si on regarde l’alimentation de demain, quelles sont les grandes tendances, les influences, ou les grands courants moralistes qui vont impacter nos modes de consommation dans le futur ?

La crise épidémique a exacerbé des tendances qu’on voyait émerger doucement auparavant : un tournant vers le local, la traçabilité avec la nécessité de connaitre l’origine du produit, la recherche du naturel et du sain, que l’on voit maintenant pour la majorité des classes sociales, alors que cela ne concernait qu’une minorité de mangeurs engagés avant le Covid.

On va vers une tendance où tout ce qui est naturel est sain, tout ce qui est local est sain. On est en train de voir arriver des tendances alimentaires incluant la notion de « pureté », d’alimentation purifiée. Tous ces mots sont forts au niveau idéologique et politique, le corollaire étant que tout ce qui vient de loin n’est pas sain, ou est vu comme dangereux.

Véronique Pardo, anthropologiste alimentaire et directrice de l’OCHA

Ces tendances sont très intéressantes á observer pour ce que nous serons demain, ce que nous mangerons demain et ce que nous voulons devenir.

La baisse de la restauration hors foyer a aussi entrainé des changements d’habitude sur la préparation des aliments. En France comme en Europe, on a observé un retour á des produits basiques (sucre beurre, lait, farine, viande, fruits et légumes non transformé) á cuisiner et transformer á la maison. Cette tendance a perduré entre les différents confinements, mais il est encore trop tôt pour dire s’il s’agit ici d’un changement structurel ou conjoncturel.

La question économique est aussi très importante pour notre alimentation de demain. La crise sanitaire a engendrée une augmentation du nombre de pauvres au sens de l’OMS et aux appels á l’aide alimentaire. En Europe, il y a un nombre croissant de personnes qui ont recours á l’aide alimentaire pour se nourrir et on ne sait pas dans quelle mesure cela va perdurer.

Pour le vin, il me semble que l’on est á un croisement des chemins intéressant. Le vin est composé d’alcool, mais c’est aussi un produit culturel et social très fort. Notre société aujourd’hui, et notamment au travers de ses réglementations, est face á un choix crucial et doit décider de ce qui va primer dans cette montée de la pureté et du sain – la promotion de la santé au travers de l’abstinence ou la célébration de la culture et de l’importance du plaisir.

La viande est dans la même situation. Nous sommes á une croisée des chemins intéressante : la viande vue comme produit sain car elle apporte saveurs et satiété ou la viande vue comme un mal car la mort animale est vue comme impure.

“Ce débat entre nouvelle morale et plaisir/culture, je pense que ça, c’est un vrai choix de société. Les réponses risquent d’être très différentes d’une société á une autre.”

Véronique Pardo, anthropologiste alimentaire et directrice de l’OCHA

Nous observons aussi que nous sommes passé de la notion de société á la notion de communauté. Est-ce que cela a un impact sur l’évolution de nos habitudes alimentaires et sur le langage de la nourriture ?

Tout á fait, nous voyons aussi la montée de cette notion de communauté, avec la grande question relative de l’inclusivité ou exclusivité de ces communautés.

Car finalement la communauté c’est quoi : la communauté c’est un entre-nous rassurant.

Que cet « entre-nous » soit composé de cinq personnes, définie par une région, un pays ou une sous culture, finalement ce qui prime c’est que cet « entre nous » est toujours plus rassurant que « l’autre ».

Le langage du vin est très genré et très marqué culturellement. S’il veut s’ouvrir á de plus grandes communautés, il faut passer par une adaptation du langage, de la syntaxe, et des représentations visuelles, ou alors se concentrer sur des communautés que l’on connait mieux afin de ne pas trop toucher à la syntaxe. Mais ce qui est certain c’est qu’il y a une vraie question aujourd’hui sur comment va se gérer le passage de notre communauté vers celle du voisin, les communautés qui nous entourent étant de plus en plus nombreuses, certaines très fermées et d’autres beaucoup plus ouvertes.

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